Backwater Blues



«Then I went an’ stood upon some high old lonesome hill,
Then looked down on the house where I used to live.
Backwater blues done cause me to pack ma things and go
Cause ma house fell down an’I cain’t live there no mo’.
Mmm,Hmm, I cain’t move no mo’.
There ain’t no place for a poor ol’ girl to go. »
(J’ai escaladé la vieille colline de la solitude
Pour contempler la maison où j’ vivais d’habitude.
Le blues des eaux croupies m’a forcée à prendre mes affaires
Car ma maison est engloutie, j’ai plus rien à y faire.
Mmm, Hmm, je peux même plus bouger,
Pour une pauvre fille agée
Y’ a nulle part où déménager.) (*)

(Bessie Smith : «Backwater Blues », 17/02/1927)


Cette célèbre chanson, chef d’oeuvre et best-seller de l’ «Impératrice du Blues» (accompagnée par le génial pianiste James P. Johnson) a près de 80 ans. Mais elle résume l’éternelle histoire de Katrina ou de Rita : le blues est né les pieds dans l’eau de ce delta du Mississippi où crues et cyclones sont récurrents, où les inondations ont toujours fait partie du quotidien. C’est le thème de centaines de blues enregistrés, de Leadbelly et Lonnie Johnson au bien nommé Muddy Waters (« les eaux boueuses ») en passant par Big Bill Broonzy.

Dès le début du XIX° siècle, des travaux pharaoniques ont été entrepris pour édifier des digues afin de maîtriser les effets de ces catastrophes. Leur but n’était pas de protéger la population, mais de mettre en sécurité les circuits commerciaux : le Mississippi et ses affluents, les canaux, les routes et les voies ferrées. De même à La Nouvelle-Orléans, on sait que le pire aurait pu être évité si le programme d’entretien des digues – sauf celles qui protégent le port – n’avait été gelé pour financer la guerre en Irak…
Un grand nombre des créateurs du blues ont été des «levee workers » (ouvriers des digues). Ils travaillaient dans des conditions effroyables, comparables à celles des africains réquisitionnés par la colonisation, victimes par milliers de la faim, de la malaria, des serpents et aussi très souvent des inondations. Un péril et un nouvel esclavage qui suscita bien des révoltes, chantées notamment par le grand Lonnie Johnson de New Orleans :
«I want to go back to Helena but the high water’s got me barred
I woke up early this mornin’, I wandered all in my backyard.
They want me to work on the leveee I had to leave my home,
I was so scared the leveee might break, Lord and I might drown.
The police run me from Cairo all through Arkansas,
They put me in jail, behind those cold iron bars.
The police they say ‘work, fight or go to jail’, I say’ I ain’t totin’no sack’ »
(Je veux rejoindre Helena mais la montée des eaux m’a pris de court
Je m’suis levé dès l’aube et j’erre autour de ma cour.
Ils veulent que je parte bosser au barrage, mais j’ai si peur
Qu’elle cède et que je me noie, Seigneur !
La police m’a poursuivi dans tout l’Arkansas depuis Cairo,
Ils m’ont mis en taule derrière le fer glacial de ces barreaux.
Ils me disent : « tu bosses, tu combats ou tu vas en prison ! »
Et moi je réponds : « je ne trimballe plus un sac, pas question ! » (*)

Quand Bessie Smith enregistre «Backwater Blues », elle ne sait pas que le pire est à venir…
Deux mois plus tard, le 21 avril 1927, un cyclone dévastera le Delta : plus de 100.000 «disparus» et un million de sans-abri. A l’heure où j’écris, on ne sait encore si le bilan définitif de Katrina et de Rita sera moindre ou pire…
On peut en tout cas se demander à quoi sert le blues, si les malheurs et les problèmes qu’il dénonce depuis deux siècles perdurent et si le gouvernement des Etats-Unis d’Amérique du Nord, devenus la plus grande puissance mondiale, n’est toujours pas capable de les résoudre.
Il y a vraiment quelque chose qui cloche dans la société américaine, modèle arrogant et qui se veut obligatoire pour le nouveau monde qui s’annonce…
Le Quai du Blues est évidemment submergé par le malheur qui frappe La Nouvelle-Orléans et toute sa région. Et aussi par l’anxiété, à l’idée que la Cité du Croissant puisse n’être plus qu’un Disneyland touristico-musical comme le souhaitent déjà ouvertement les promoteurs-vautours qui planent sur ses ruines. Il est temps de rappeler que New-Orleans n’est pas que le « berceau du jazz » selon le poncif rabaché par les médias jusqu’à l’écoeurement. C’était jusqu’ici l’un des creusets les plus vivants de la création musicale, surtout du blues, du gospel, du r’n’b et de la soul, la patrie d’innombrables musiciens populaires, de Mahalia Jackson aux Neville Brothers, en passant par Fats Domino, Lee Dorsey, Irma Thomas et Allen Toussaint. Mais cette formidable créativité ne se concevait que dans une ville où la communauté noire, majoritaire, entretenait jalousement son patrimoine culturel. Il est probable que la future New-Orleans ne ressemblera guère à l’ancienne, si l’on en croit le leader des Républicains de Louisiane qui vient de tenir ces propos ignobles : «Enfin les cités de La Nouvelle-Orléans ont été nettoyées. Ce que nous n’avons pas su faire, Dieu s’en est chargé. »
Il y a - il y avait – un « esprit de La Nouvelle-Orléans », dont notre chère Liz McComb a traduit l’essence dans son dernier album «Spirit of New Orleans », enregistré sur place, et qui apparaît désormais comme un incroyable requiem prémonitoire.
Au Quai du Blues, nous n’avons pas attendu Katrina pour accorder aux musiciens de cette ville et de cette région la place qu’ils méritent. Un étrange et tragique hasard a voulu que les têtes d’affiche de notre rentrée soient trois « sinistrés » de Katrina.
Des sinistrés pas sinistres !… mais au contraire, sinon joyeux du moins pleins d’espoir.
Le frénétique et très «hendrixien» Kipori Woods, qu’il nous tardait de retrouver depuis son triomphe l’an passé, nous a écrit : «Je n’ai encore aucune nouvelle de ma maison (à La Nouvelle-Orléans), je ne sais même pas si elle existe encore ; je suis à Chicago où je dépense la maigre indemnité qu’on nous a allouée en chambres d’hôtel ; ensuite…on verra bien ! ».
Nous retrouverons aussi la floridienne soul sister Shanna et deux autres de nos fidèles amis de New Orleans, Carol Fran puis Shantz Powell, l’enfant prodige devenu grand : cet étonnant chanteur-trompettiste disciple d’Armstrong, qui avait été révélé à treize ans en Europe par le Quai du Blues, a épaté la critique et le public lors du dernier festival d’Antibes.
Autre révélation du QDB : le prolifique Vasti Jackson, dont la maison familiale à Hattiesburg (Mississippi) a été dévastée par Katrina, et qui décrit cette expérience dans «Hurricane Season », un magnifique blues à l’ancienne qu’il vient d’enregistrer accompagné de sa seule guitare acoustique jouée dans le plus pur style « slide »…une chanson qui n’est pas sans évoquer le «Backwater Blues » de Bessie Smith !
Car ainsi va la vie, et ainsi va le blues, mémoire intime et éternelle d’un peuple qui ne se résigne pas à voir sa culture noyée sous les flots de l’indifférence.

 

 

Gérard VACHER - Gérald ARNAUD

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