DIX ANS AU QUAI DU BLUES D’UNE MUSIQUE QUI A DEUX SIÈCLES


2004

Jean Cocteau disait que « la France est la fille aînée du Blues ». Et il est vrai qu’en dehors des Etats-Unis, notre pays est le premier à avoir élu cette musique réputée « salope » (dirty), comme un art à part entière. Maurice Ravel s’en inspira dans le génial mouvement lent ( intitulé « Blues » ) de sa Sonate pour violon, et il fit sensation aux USA en lui consacrant un cycle de conférences. Les premières éditions étrangères de 78 tours de blues ont été pressées ici. Pourtant, en dehors d’un cercle d’initiés, ce n’est que dans les années 1950 que Panassié organisa chez nous les premières tournées de bluesmen.

Et il aura fallu attendre 1995 (70 ans après la « Revue Nègre » !) pour que s’ouvre aux portes de Paris le premier club digne de ce nom entièrement dédié au blues et aux musiques populaires « africaines-américaines ». Jusque là les vrais bluesmen « de souche » n’y avaient le choix qu’entre les couloirs du métro (où Keith Richards découvrit émerveillé le jeune harmoniciste Sugar Blue) et les bars des hôtels de luxe où ils chantent leur complainte contre la misère devant un parterre d’hommes d’affaires trop souvent aussi bavards qu’indifférents.

La naissance du Quai du Blues fut d’abord un rêve réalisé, et le premier éditorial de son journal reprenait d’ailleurs l’antienne célèbre du Dr Martin Luther King : « I Had a Dream ». C’était aussi un pari très risqué. Loin des quartiers branchés où se font et se défont au rythme des saisons les modes musicales, il était assez audacieux de choisir un lieu aussi excentré et exotique pour y accueillir une musique par essence indémodable. Mais le charme bucolique de ce pavillon plus campagnard que banlieusard de l’Ile de la Jatte était aussi un atout de taille. Sa fière allure de « showboat » du Mississippi venu s’échouer au bord de la Seine – où l’on voit voguer les canards depuis le bar à travers de vastes baies – contraste tant avec le décor banal de la plupart des clubs parisiens…

Une soirée au Quai du Blues n’est pas une « sortie » mais une excursion. Passée la porte et monté l’escalier, on s’y retrouve aussitôt délesté des misérables soucis quotidiens, pour entrer de plain-pied dans la pénombre féerique et frénétique de l’Afrique-Amérique. Mais nul besoin d’initiation, car en dix ans ce salon de musique à nul autre pareil s’est imprégné de la convivialité et de l’hospitalité légendaires dont le blues n’est que l’expression musicale. On le doit notamment aux serveuses, pour la plupart africaines, et au « home band » du club, cet orchestre aguerri, exclusivement constitué de passionnés, qui suscite toujours l’admiration des grands bluesmen et blueswomen en tête d’affiche…

Depuis dix ans, le Quai du Blues a accueilli un nombre impressionnant de figures mythiques que l’on ne pouvait naguère écouter et voir que de très loin, dans les concerts et festivals. Au Quai du Blues, boire un verre avec Ike Turner n’était enfin plus un rêve.

Le blues du Quai est plutôt joyeux en général, mais on ne peut fêter ses dix ans sans une pensée nostalgique pour ceux qui l’ont abordé et l’ont quitté depuis pour l’autre rive : Luther Allison, Carol Fredericks, Screamin’Jay Hawkins, A.C. Reed, Jessie Tolbert, Robert Ealey, J.J. Malone, Kenny Moore et récemment le fascinant U.P. Wilson, dont les envolées hendrixiennes habiteront à jamais la mémoire des fans de ce club.

Une mémoire qui est aussi un héritage : des dizaines d’heures de bandes immortelles. Sont déjà sortis les trois premiers cds de la collection «Live au Quai du Blues » : trois joyaux d’une musique vivante et éternelle, signés par Martha High, Holly Maxwell et l’un des dernier patriarche du piano boogie-woogie Big Joe Duskin. Sous quelques semaines sortiront les Lives de la dernière saison : Chick Willis, U.P. Wilson, Vanda G, Alvon Johnson et Napata Mero.

Ce soir encore, en escaladant l’escalier du Quai du Blues, on atteindra le septième ciel d’une musique qui ne s’exprime ici que depuis dix ans, mais qui sur sa terre originelle est aussi ancienne que celle de Mozart.




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Gérard Vacher

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